Entre les murs mais sans les badges

Entre les murs mais sans les badges

La drôle de place des freelances dans les missions longues

Tu bosses avec eux tous les jours.
Tu es là depuis de nombreux mois, t’as suivi les lancements produits, t’as formé le stagiaire, t’as sauvé un projet en retard, t’as relu les slides du board la veille à 23h.
Et pourtant.

Tu n’es pas dans la boucle pour la réunion hebdo du lundi.
Tu n'es pas convié.e au séminaire d’équipe.
Tu n’as pas reçu le tote bag de bienvenue, ni la carte cadeau de fin d’année, ni le petit mail pour les anniversaires.

Tu es freelance, donc externe. Mais intégré·e. Mais pas trop.

Petite précision utile : ici, je ne parle pas de salariat déguisé. Pas d’horaires imposés, pas d’outils RH obligatoires, pas de bureau attitré. Je parle de ces missions longues dans lesquelles le client te laisse une vraie autonomie, te fait confiance, t’intègre petit à petit… mais où tu restes quand même sur le banc de touche dès qu’il faut distribuer les dossards. Et c’est justement parce qu’on a cette liberté, ce confort de freelance, cette place choisie, qu’on culpabilise parfois de ressentir un pincement. D’être blessé·e de ne pas être convié·e à une soirée entre "collègues", ou juste déçu·e de découvrir une info métier importante en retard. On peut défendre le freelancing et malgré tout vivre ces contradictions. Ça ne fait pas de nous des ingrats, ni des indécis. Juste des humains 😉

Le paradoxe de la mission longue

Au début, c’est exactement ce que tu cherchais : de la visibilité, de la stabilité, de quoi souffler un peu entre deux mois à courir après les briefs.
Et puis tu t’investis. Normal : c’est ton métier, et t’aimes bosser bien.

Sauf qu’au fil des semaines, ce flou s’installe.
Tu es dans toutes les réunions opérationnelles… sauf celles où on parle des orientations.
Tu es en charge d’un gros pan de projet, mais tu n’apparais pas dans l’organigramme.
On t’écrit en urgence, mais jamais pour te demander ton avis en amont.

Et tu entends des phrases comme :

“Ah oui c’est vrai, tu n’étais pas là, c’était à la réunion d'équipe !”
“On a demandé à Clara de gérer la partie RH, mais du coup faudra que tu t’adaptes à ce qu’elle propose.”
“T’as vu passer la nouvelle organisation ? Non ? Ah, mince.”
“Mais t’es pas salarié·e ? Ah bon ? Pourtant j’étais persuadé.”

L’intégration à géométrie variable

Là où le bât blesse, c’est qu’en tant que freelance, tu es souvent intégré·e selon les besoins, pas selon une vision d’ensemble.
On te demande d’avoir :

  • l’autonomie d’un freelance,
  • la réactivité d’un salarié,
  • la loyauté d’un associé,
  • mais sans les droits associés à aucun de ces rôles.

Tu es attendu·e dans l’équipe… sans vraiment y être.

💡 Tu prépares une réunion cruciale pour les objectifs de l’année… mais tu n’es pas convié·e à ladite réunion.
💡 Tu formes le nouveau chef de projet sur les outils… mais personne ne pense à t’envoyer le mail collectif pour annoncer son arrivée.
💡 Tu gères un chantier qui touche directement ta mission… mais on t’annonce les décisions déjà prises.

La loyauté attendue… sans contrepartie

Ce que cette posture rend parfois difficile, c’est la double loyauté qu’on t’impose : être à fond, tout en restant “périphérique”.

Tu t’impliques, parce que tu es pro, parce que tu veux bien faire, parce que t’es pas juste là pour “facturer”. Mais tu sens, de temps en temps, que ton implication est à sens unique.

Et puis parfois, la mission s’arrête. Parce qu’il y a un gel budgétaire, un CDD qui arrive ou parce que "tu comprends, on doit recentrer".

Et tu découvres, un peu brutalement, que ta chaise n’était jamais vraiment réservée.

J’ai eu un client comme ça, en mission longue pendant deux ans. Un gros contrat chaque mois, une vraie routine de travail. J’accompagnais une alternante, que je formais jour après jour, à qui je transmettais tout ce que je pouvais pour qu’elle monte en compétences. Et puis arrive la réunion de renouvellement de mon contrat. La cliente me remercie chaleureusement pour tout le travail accompli, ravie d’avoir collaboré avec moi… et m’annonce, sans détour ni gêne, que l’alternante reprendra naturellement mes missions. Pour elle, c’était évident depuis des mois. Pour moi, pas du tout. Résultat : 2 000 euros de CA en moins par mois et un bon gros vertige en guise de remerciement. La mission s’arrête, sans clash, sans discussion, juste ce sentiment diffus d’être passée à côté d’un truc, d’avoir rien vu venir. Et de ne pas bien savoir si c’est ça, le plus vexant :/

Et maintenant, on fait quoi ?

1. Reconnaître que ce flou est structurel, pas personnel

Ce n’est pas toi le problème. Tu peux être pro, impliqué·e, loyal·e et malgré tout ressentir un vrai décalage. Ce n’est pas de l’ingratitude, ni un manque d’adaptation. C’est juste que tu occupes une position hybride, assez inconfortable par nature. Le client, de son côté, ne fait pas toujours exprès d’oublier. Il gère une équipe avec des statuts différents, des niveaux d’info différents. Ce n’est pas forcément malveillant (même si ça pique quand même un peu).

2. Prendre du recul, se rappeler pourquoi on est freelance

Ce flou, ce flottement, il n’est pas là tous les jours. Il peut faire mal, surtout quand on est investi·e, mais il n’efface pas tout le reste. Tu es freelance. Tu as la liberté de dire oui, non, de changer de mission, d’organiser ton temps, de garder un équilibre que peu de salarié·es peuvent s’offrir. Prendre du recul, c’est aussi se recentrer sur les atouts de ton statut et décider, en conscience, si cette mission en vaut toujours la peine.

3. Ne pas s’endormir sur la visibilité

C’est stable, c’est fluide, tu es à l’aise… et c’est justement là que tu peux te faire surprendre. Parce que parfois, ça s’arrête net. Un budget, un remplacement, un recentrage, et hop. Garder un pied dehors c’est garder un filet de sécurité, mais aussi une respiration.

4. Clarifier les contours, même tardivement

Tu as le droit de demander un point d’étape. Ce n’est pas une exigence, c’est un signe de professionnalisme. “On peut faire le point sur mes sujets, pour mieux prioriser ?” ou “Est-ce qu’on peut caler un moment pour définir ensemble la suite de ma mission ?
C’est une manière d’éviter l’effet tiroir-caisse, où tout atterrit chez toi sans tri. Et ça remet aussi ton rôle à sa juste place.

5. Poser des limites mentales (et parfois contractuelles)

Ce n’est pas parce que tu es freelance que tu dois dire oui à tout, tout le temps. Tu peux cadrer tes horaires, ton périmètre, tes délais. Tu peux rappeler que tu n’as pas les mêmes obligations, ni les mêmes droits qu’un salarié. Ce n’est pas râler, c’est poser un cadre. Et à long terme, c’est ce qui te permet de tenir.

6. Garder une identité pro en dehors de la mission

Quand une mission est longue, prenante, gratifiante… c’est tentant de s’y fondre. Mais ta valeur dépasse le nom de ce client. Tu es un·e pro, avec un parcours, un positionnement, des projets à toi. Ne lâche pas ça. Reste aligné·e avec qui tu es, pas juste avec la boîte où tu interviens.

Pour conclure : il faut apprendre à vivre avec le flou, sans s’y perdre

En plus de huit années à exercer en freelance, j’ai eu de nombreuses fois l’occasion de faire face à cette position bancale. Ce moment un peu étrange où une décision, prise en comité de direction , t’impacte directement alors que personne n’a pris la peine de te consulter, parfois même sans te connaître. Cette dissonance où un client fait preuve d’une grande délicatesse vis-à-vis de ses salarié·es, en évitant soigneusement de leur écrire en soirée ou le week-end, mais n’hésite pas à t’envoyer un message un jour férié à 8h sans même s’en rendre compte. Ou encore cette gêne qui flotte quand un point délicat survient, et qu’il semble plus facile de t’éviter que d’ouvrir une conversation, parce que tu es à distance, et donc, quelque part, déjà un peu en retrait.

Ces situations, sur le moment, écorchent plus qu’on ne l’imagine et bousculent ce qu’on pensait avoir construit. Elles égratignent la motivation, sapent l’estime de soi et laissent ce goût amer d’un engagement à sens unique.

Mais ces situations ne disent pas tout. Elles ne reflètent ni ton parcours, ni la valeur réelle de ton travail. Et surtout, elles ne sont pas toujours de ta responsabilité.

Car oui, parfois, ce flou vient aussi de l’autre côté. D’un client qui t’intègre sans vraiment te considérer. Qui te confie des responsabilités sans se demander si tu n’es pas devenu dépendant de cette mission. Qui ne prend pas la mesure de ce que ça implique, concrètement, d’être free dans une équipe de salariés. On parle beaucoup de bienveillance, de RSE, d’engagements humains… Mais ça vaut aussi pour ses partenaires, pas seulement pour ses employés.

Alors oui, cette place à part peut être inconfortable. Mais elle n’est pas immuable.
Il y a, dans cette instabilité, de quoi affûter sa lucidité, affirmer ses contours, et retrouver ce qui fait le cœur de notre liberté : la possibilité de choisir comment et avec qui on veut travailler.

Bref, on avance, on apprend… et la prochaine fois, on pensera à construire une sortie de secours. Juste au cas où 🙃

Cindy